Le rôle méconnu des matelotes du Courgain maritime de Calais
Lorsqu'on vient habiter un nouvel endroit, on essaie d'y repérer les quartiers principaux afin de s'orienter. À Calais, s'il en est un qui s'impose à l'esprit, c'est bien le Courgain Maritime. Paradoxe pourtant quand on apprend qu'historiquement ce quartier, même s'il dépendait administrativement de la commune de Calais, en était isolé par le rempart de la ville. Et que ses habitants, accusés un temps de tous les maux, étaient mis à l'écart par les Calaisiens "pure souche".
Du folklore maritime avec les bijoux, la coiffe, les reines, le roi du Courgain, le mur des minteux, les chamailleries, les sauveteurs, les rues étroites ou encore le monument Gavet, on sait tout ou presque. Mais les cartes postales anciennes nous montrent peu de choses en réalité des matelotes. Et à part quelques vues de marchandes de poissons, de soutrières ou encore des reines du Courgain, on ne sait rien ou peu de leur quotidien.
Il est pourtant bien rempli leur quotidien et Henri Muller, journaliste pour "L'Univers Illustré" en 1865 nous le dépeint ainsi :
«Les Courgainaises font preuve de beaucoup d'activité et d'industrie. C'est un vif et intéressant spectacle de les voir sans cesse aller et venir dans l'exercice de leurs travaux quotidiens, soit qu'elles poussent le lougre 1 ou traînent les filets sur la plage, soit qu'elles raccomodent les lignes, préparent les amorces ou pêchent les crevettes à la marée basse. Quelque temps qu'il fasse et quelque dure que soit la saison, jeunes et vieilles sont debout à toute heure de la nuit, obéissantes aux exigences de la marée. On les rencontre alors par troupes dans les rues, nu-pieds et la poitrine couverte à peine d'un lambeau de toile, tantôt se mettant en route et portant non-seulement un panier et les ustensiles nécessaires à la pêche, mais encore portant de lourdes perches sur leurs épaules. Il n'est pas rare non plus de les voir attelées sur une longue file au halage de quelque bateau de pêche.»
Et je découvre aujourd'hui par le plus grand des hasards tout un pan du Courgain oublié. L'histoire d'une Courguinoise qui, en avance sur sont temps, fit quelques adeptes parmi ses concitoyennes.
Qui est-elle ?
- Françoise Benoit nait le 28 septembre 1777, paroisse Notre-Dame ( archives en ligne) de Nicolas Benoit, navigateur, et de Marie Jeanne Delpierre. Elle est l'avant dernière née d'une fratrie de 12 enfants.
- En 1803, (elle épouse Jean Noël Delpierre). Le couple n'aura pas d'enfant bien qu'au recensement de 1831, il est fait mention de Rosalie Delpierre, fille du couple âgée de 8 ans. Une grossesse à 54 ans semble peu probable et il faut attendre le recensement de 1836 pour retrouver Rosalie "Lelong" qui est en réalité la nièce du couple. Gabrielle Delpierre, sa mère et soeur de Jean Noël, est décédée en 1828.
- Lors du recensement de 1831 comme dans celui de 1836, Françoise Benoit habite "Le Rempart", elle est marchande de poisson et son époux marin invalide.
Nous l'avons dit plus haut, les matelotes, c'est ainsi que sont appelées les filles et les femmes du Courgain, en plus des tâches ménagères quotidiennes et de l'éducation des enfants, aident au déchargement du poisson, le vendent à la criée et en ville, pêchent à crevettes, à moules ou encore sont verrotières. Elles pratiquent ce qu'on appelle les petits métiers de la mer, ceux nécessaires à la subsistance de la famille. Quand le poisson manque, elles vendent des fruits ou encore des bonbons.
Une carrière particulière
Françoise est issue d'une famille de marins pêcheurs, navigateurs, capitaine au long cours, et même corsaire.
Les journaux 2 de 1854 nous racontent son histoire :
- À l'âge de 13 ans, son père et ses frères "enlevés" par le service comme marins, elle décide pour subvenir aux besoins de sa mère de s'engager à bord d'un bateau de pêche comme mousse puis comme matelot.
- Elle sert successivement et pendant près de 25 ans sur des bateaux de pêche pour les patrons Jean Mascot, Vincent Pollet, Jacques Dohen, Charles Lavie, Michel Sauvage. Elle sert aussi sous les ordres de Pierre et Nicolas Benoit, deux de ses frères, capitaines au long cours.
- Alors qu'elle est sous les ordres de son frère Nicolas, celui-ci avec deux autres bateaux de pêche aborde le navire anglais "La Mathilde" chargé de coton. On est alors en temps de guerre et en temps de course et Françoise monte à l'abordage la deuxième ( elle reçoit 2 000 francs pour sa part de prise). L'aventure ne s'arrête pas là, la tempête qui s'annonce et la chasse des croiseurs anglais poussent Nicolas Benoit à rentrer au port de Calais. Il est repoussé à coups de canon. Il se dirige alors sur Gravelines et malgré les voiles déchirées par la tempête et les boulets, il parvient à rentrer au port avec sa prise.
- Elle connaît un naufrage sous les ordres de Vincent Pollet quand l'embarcation chavire sous un coup de vent. Les trois enfants du patron et un militaire (chaque bateau portait alors 2 militaires) meurent noyés, Françoise quant à elle dérive pendant trois quarts d'heure avant d'être recueillie par un navire.
- Au journaliste qui l'interroge, elle raconte que cet accident a dégoûté 4 ou 5 jeunes filles que son exemple avait poussé à monter sur les bateaux de pêche pour pallier à l'absence des hommes.
- Elle termine sa carrière de marin sous les ordres du capitaine Senclan commandant un paquebot faisant le service Calais Douvres. Des négociants de Calais lui confient à plusieurs reprises d'importantes dépêches à remettre en Angleterre.
Son frère Pierre François Nicolas, corsaire du roi pendant la Révolution, donne son nom à une rue du Courgain.
Une médaille d'honneur en argent première classe
source https://www.eure-et-loir.gouv.fr
Suite à une pétition organisée en sa faveur, Françoise Benoit explique, sous la plume du journaliste :
"Ce n'est pas une récompense pécuniaire que je désire pour mon passé de marin. C'est une récompense honorifique, une simple médaille d'honneur, que je serais heureuse d'obtenir et de porter sur mon vêtement de femme. Ce serait un stimulant pour l'avenir, une preuve que le gouvernement sait encourager et récompenser tous ceux qui montrent du coeur, qu'ils soient hommes ou femmes."
En Janvier 1854, sur proposition du ministre de la Marine et à l'âge de 77 ans, elle est récompensée par Napoléon III qui lui accorde une médaille d'honneur d'argent, 1ère classe.
Dans son édition du 17 mai 1854, le Journal de Calais nous relate la cérémonie du 14 mai :
« La remise des médailles décernées par le Ministre de la Marine à plusieurs marins du Courgain et à Mme Delpierre a été faite dimanche à une heure, à bord du Corse . Sur la demande de M. le commissaire de Marine, chargé de la remise des médailles, M le commandant du Corse s'était empressé de faire disposer son bâtiment pour cette cérémonie ; le Corse était pavoisé , l'équipage sous les armes.
La musique de la ville, dont le concours ne fait jamais défaut quand il s'agit de contribuer à un acte de bienfaisance ou à une solennité publique, s'était rendue sur le bâtiment et joua plusieurs morceaux d'harmonie.
La jetée était couverte d'habitants et de dames en toilette, mettant à profit le beau temps et la promenade.A une heure, les autorités civiles et militaires et maritimes, le clergé, étaient réunis sur le gaillard du Corse, dont M. le commandant fit les honneurs avec une urbanité parfaite.
M. Dières-Monplaisir (Commissaire de Marine) ouvrit la cérémonie par une allocution où il rappela les titres des médaillés à l'obtention de cette distinction honorifique; il mentionna particulièrement ceux de Madame Delpierre, née Françoise Benoît, qui, pendant les guerres de l'Empire, quand la plupart des marins étaient employés au service de 1'Etat, quand les bras manquaient pour la pêche, n'hésita pas à revêtir les habits du matelot, aida ses parents dans le travail pénible de la pèche, et se distingua par son courage en diverses occasions.Après la remise des médailles aux titulaires et surtout à Madame Delpierre, qui était toute émue de se trouver ainsi en évidence, Monsieur le Maire de la ville a pris la parole et dans une chaleureuse allocution a montré comment le gouvernement de l'Empereur savait récompenser les services rendus, sous quelque forme et dans quelque situation que ce fût.»
Le 29 décembre de la même année, Françoise Benoit s'éteint dans sa maison au 269, Rempart du Courgain.
Françoise Dubois
Notes et références
- 1 bateau de cabotage ou pour la garde du littoral
- 2 Presse ancienne de février 1854 "Le Salut Public, le Journal de Toulouse, l'Assemblée Nationale, le Journal des débats politiques et littéraires, etc."
- - Magali Domain Les histoires de Calais: Le Courgain Maritime
- - Thierry Sauzeau «Les mousses ou « garçons » et la souffrance sociale (XVIIe - XIXe siècles)» - Histoires de la souffrance sociale XVIIe- XXe siècles, Chauvaud Frédéric (dir.) - Presses universitaires de Rennes- OpenEdition
- - Médiathèque de Calais «Le journal de Calais» édition du 17 mai 1854
Termes et conditions
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